S’il est une question qui s’est posée de tous temps à l’Homme, c’est bien de vivre sans avoir à s’infliger des tâches pénibles.
Tant qu’il vivait de chasse et de cueillette, il n’avait guère le choix. C’est quand il se sédentarise et commence à cultiver la terre, qu’il pense à alléger sa vie en faisant travailler d’autres à sa place.
Pour cela, compte tenu des querelles fréquentes entre villages voisins, la solution était toute trouvée: plutôt que de tuer les prisonniers, autant les mettre à la tâche, ils subviendront ainsi aux besoins de la communauté. Le mot latin servus, qui désigne les esclaves, dérive de conservare (conserver la vie) et rappelle cette origine.
Certains féministes ne manqueront pas de signaler que les hommes mettaient aussi les femmes à contribution, ce qui n’est pas nécessairement faux, selon les époques et les lieux.
Toujours est-il que celui qui détient le pouvoir, par la force, par le statut social ou par la richesse, s’entoure de serviteurs. Et comme la possession de serviteurs peu ou pas rétribués accroît encore le pouvoir et la richesse, comment les Anciens auraient-ils pu résister à cette tentation?
Dans les faits, la différence de traitement entre les esclaves, les serviteurs et plus tard, les serfs du moyen âge, n’est pas nécessairement très nette. Il y eut des esclaves fort bien traités comme des serviteurs fort malmenés, la différence étant que l’esclave est considéré comme un objet par son maître qui en possède la pleine propriété et peut ainsi l’acheter, le vendre, voire le donner ou le léguer à qui il voudra.
Liberté, égalité…
Il a fallu attendre le siècle des Lumières – et ce n’est pas si ancien – pour que les penseurs commencent à saper les bases de l’esclavage et de la servitude, avec parfois des hésitations.
Ainsi Voltaire lui-même s’est prononcé en faveur de l’inégalité des groupes humains dans son Essai sur les moeurs et l’esprit des nations (1756), même s’il révise son opinion trois ans plus tard dans Candide.
Mises très progressivement en application, ces nouvelles idées n’interdisent pas pour autant qu’une personne s’attache les services d’une autre, encore faut-il que les deux y trouvent leur compte, dans un échange équilibré et honnête. Mais évitons prudemment d’étendre cette réflexion à notre monde actuel, et voyons plutôt comment les Anciens considéraient les relations de servitude.
Des esclaves en Egypte?
Les images hollywoodiennes de peuples réduits à l’esclavage sont aujourd’hui abandonnées.
En Egypte, l’esclavage est assez rare, et plus proche d’une condamnation de délinquants à des travaux forcés. Les prisonniers de guerre appartiennent au roi. De même, les grands travaux ne sont pas accomplis par des esclaves, mais par des travailleurs mobilisables pour les corvées d’intérêt général sous le contrôle du roi.
Dans une organisation sociale très structurée, il faut seulement que chacun, du haut au bas de l’échelle, remplisse sagement sa fonction du mieux qu’il peut, et l’équilibre du monde sera maintenu.
En Grèce et à Rome
L’esclavage est une composante essentielle du fonctionnement de la société gréco-romaine, les citoyens ne constituant qu’une faible minorité des acteurs économiques à Athènes ou à Rome.
A l’époque classique (6e-5e siècle av. J.-C.), on comptait en moyenne quatre esclaves par famille athénienne, et ce nombre ne fera qu’augmenter, atteignant vingt fois plus d’esclaves que de citoyens. A Rome, les familles riches pouvaient posséder des centaines d’esclaves dont la situation était bien plus défavorable encore, les droits des maîtres étant pratiquement sans limite.
Cependant, la possession d’une domesticité ne justifiait pas pour autant une vie oisive. En Grèce, le citoyen devait remplir ses devoirs à l’égard de la collectivité, et la politique lui incombait.
A Rome, l’otium est défini comme un temps de loisirs studieux, et non pas de paresse. Sénèque en décrit les mérites pour l’homme libre, à condition qu’il se consacre à la vie publique.
Dans tous les cas, s’éloigner des corvées quotidiennes est considéré comme une nécessité pour se consacrer à des activités intellectuelles, à l’art et à la créativité. Et effectivement, libérés des obligations matérielles, les philosophes de l’Antiquité n’ont pas manqué d’explorer tous les domaines des arts, de la pensée et des sciences. Certes, tout le monde n’était pas philosophe et beaucoup menaient une vie moins vertueuse. Une fois de plus, évitons de parler des temps modernes.
Qu’en pensaient les philosophes?
Les philosophes de l’Antiquité ne pouvaient manquer de s’interroger sur la nature de l’esclavage, mais leur position est souvent ambiguë.
Platon décrit une « cité parfaite » libre et égalitaire donc sans esclave. Il faut dire que lui-même, ayant déplu au tyran Denis Ier de Syracuse, aurait été vendu comme esclave au terme d’un voyage en Sicile en 387 av. J.-C. Il ne dut sa liberté qu’à son rachat par le philosophe Annicéris de Cyrène qui l’avait reconnu. Cela ne l’a pas empêché de posséder cinq esclaves à la fin de sa vie.
Aristote prend position en faveur de l’esclavage dans le livre 1 de la Politique. Refusant de considérer que l’esclavage repose sur un simple rapport de force, il explique que certains hommes sont incapables de se gouverner eux-mêmes et que, pour le bien commun, il est dans l’ordre des choses qu’ils soient placés sous l’autorité d’un maître. Ce dernier se trouve alors disponible pour vaquer à des tâches nobles, comme l’art, la philosophie ou l’activité politique. Ainsi, la servitude serait profitable à tous…
Ceci dit, Aristote libéra ses esclaves à sa mort.
Aussi grand que fut Aristote, son opinion négligeait tout de même le fait que selon les aléas de la vie, certains maîtres, victimes de la piraterie ou simplement endettés, pouvaient devenir esclaves ou vice-versa. Plus tard, dans l’Egypte de la fin du Moyen-Age, les Mamelouks, esclaves convertis à l’islam, pouvaient parfaitement devenir maîtres d’esclaves musulmans.
Il faut pourtant convenir qu’il était difficile – voire dangereux – pour un penseur de l’époque, d’aller à l’encontre d’une institution qui jouait un rôle économique aussi essentiel.
Des serviteurs aux robots
Ainsi donc, des savants de l’Antiquité comme Philon de Byzance, Ctésibios, Archimède ou Héron d’Alexandrie, libérés des tâches domestiques, ont réalisé des machines dont certaines ont permis la réalisation d’exploits pour lesquels la force humaine seule aurait été insuffisante (armes, engins de levage). D’autres ont réalisé des machines animées par des énergies autres qu’humaine, des automates mus par la gravité, la vapeur, la pression hydraulique ou pneumatique. Ceux-ci étaient en fait sans réelle utilité pratique, car leur but était surtout d’étonner leurs contemporains… non sans succès d’ailleurs. En effet, alors que les ressources humaines étaient disponibles aussi facilement, l’intérêt de la mécanisation était évidemment limité.
Il est remarquable de constater qu’au cours des derniers siècles, les progrès de la science ont connu une accélération fulgurante presque en même temps que les idées démocratiques se diffusaient. Chacun voulant, légitimement, vivre une vie plus confortable, le coût de la main d’œuvre humaine augmenta, et la domesticité devint un luxe inaccessible aux classes moyennes. Est-ce alors un hasard si l’essor de la technologie s’est porté au même moment et aussi rapidement sur ces innombrables objets qui sont supposés subvenir aux nécessités quotidiennes d’aujourd’hui?
La servante-robot de Philon de Byzance
Cet automate humanoïde avait l’apparence d’une servante qui tient une cruche dans sa main droite.
Lorsque le visiteur posait une coupe dans sa main gauche, la « servante » versait automatiquement du vin d’abord, puis de l’eau (les Grecs buvaient généralement le vin étendu d’eau).
Son fonctionnement est décrit sur le site du Musée Kotsanas.
Les serviteurs des morts : les Ouchebtis
En Egypte, dans le royaume des morts, le défunt dispose également de serviteurs personnels, parfois très nombreux. Sous le Nouvel Empire, ces ouchebtis (« ceux qui répondent au nom du défunt ») étaient fréquemment au nombre de 365, un par jour de l’année, auquel il faut ajouter un contremaître pour dix travailleurs et parfois un surintendant pour chaque mois. Leur rôle est parfaitement explicité dans le livre des morts:
O ouchebti qui me fut donné, à moi! Si je dois être appelé ou désigné dans le royaume des morts pour quelque tâche, qu’il s’agisse de labourer les champs, d’irriguer les rives, de transporter du sable du levant vers le couchant, cette tâche t’incombera et tu répondras pour moi: « Me voici ».
Très intéressant, quelqu’un sait-il comment vivre sans travailler (en 2023-2024)?
Merci d’avance.
La question m’a abord semblé humoristique, mais elle mérite une réponse, et c’est un OUI ! Revenons d’abord sur deux mots latins, l’ Otium mentionné dans l’article, qui est une « oisiveté vertueuse », une activité de l’esprit qui n’a rien à voir avec la paresse. Et le Tripalium (dont dérive le mot « travail ») qui était un instrument de torture (formé de « trois pieux ») destiné à maintenir un prisonnier immobile. Le « travail » du maréchal-ferrant est, de même, employé pour maintenir le cheval immobile pendant qu’on lui pose des fers.
Entre les deux se situe le travail-passion, car si vous avez une activité qui vous passionne, ce n’est ni de l’oisiveté, ni une torture. L’idéal est alors de trouver une activité dont vous diriez « je continuerais même si je n’étais pas payé »… tout en l’étant ! Ce n’est alors plus un « travail ». Certains ont cette chance. Je vous souhaite de pouvoir la saisir !!