On le sait désormais, l’homme n’est pas le seul à rire. Les (autres) primates, les chiens, les rats, les dauphins, rient aussi.
Certains ont vite trouvé quelque plaisir, voire quelque avantage, à susciter le rire autour d’eux. Molière s’en étonnait aussi: « c’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens ».
Rien de neuf sous le soleil à ce égard, et il y eut des humoristes dans l’Egypte ancienne, comme chez les Grecs et les Romains.
Mais tous ne rient pas des mêmes choses, et si certains « ressorts » de l’humour sont communs à toutes les civilisations et à toutes les époques, d’autres sont plus appréciés ici ou là…
En Egypte ancienne, où l’on s’exprime beaucoup par le dessin, on ne se prive pas d’ajouter aux fresques, fût-ce dans une tombe, quelque détail humoristique qui préfigure la bande dessinée. Dans la tombe d’Antef (Nouvel Empire), l’un des arrivants constate que « le magasinier est endormi », mais celui-ci proteste: « Non, je ne dors pas! ».
Les Egyptiens apprécient aussi le calembour, auquel leur écriture les prédispose: les hiéroglyphes sont par nature proches du rébus, et l’on joue sur les mots comme on joue sur le sens des signes. On joue aussi sur les formes, et les artistes ne dédaignent pas la caricature, qui s’exerce surtout à l’égard… des peuplades ennemies: on reste « politiquement correct ».
On n’hésite pas davantage à laisser des animaux représenter la nature humaine (Esope, bien avant La Fontaine, était déjà devancé). Sur le papyrus de Turin, c’est tout un concert que donnent des animaux musiciens. Quant à ce lion et cette gazelle qui jouent joyeusement, sont-ils le roi et une demoiselle?
L’humour est présent dans les tombes comme dans les contes, toujours malicieux, jamais irrespectueux. Contrairement aux Romains, l’humour de l’Egyptien, attaché à la permanence des choses, n’est pas porteur de contestation ni de message politique.
L’humour chez les Grecs et les Romains
Même si on imagine a priori les Grecs sérieux comme leurs statues, dignes comme leurs monuments et réfléchis comme leurs philosophes, ne perdons pas de vue qu’ils savaient vivre agréablement, manger et boire, se distraire et dès que l’occasion se présentait, éclater d’un rire… homérique! Enfin, sans doute plus souvent à Corinthe (réputée comme ville divertissante) qu’à Sparte, mais passons.
Aristophane ou Plaute font profession de faire rire leur auditoire, mais même des figures comme Platon, Démocrite ou d’autres savent rire.
Les Anciens ne manquent pas de mettre en évidence les travers de leurs contemporains, n’évitant ni la raillerie, ni des tournures qui seraient aujourd’hui taxées d’une horrible vulgarité. On rit des traits de caractère comme des infirmités et des disgrâces physiques, ou des infortunes de ses semblables.
Les Grecs sont friands d’histoires croustillantes, et en constituent de nombreux recueils. Malheureusement, un seul d’entre eux nous est parvenu: il s’agit du Philogelos, « l’ami du rire ». Les cibles des anecdotes qu’il contient ?
- Les intellectuels que leur érudition ne prive pas d’une certaine stupidité, ni de prétention,
- Les femmes (évidemment),
- Les avares, les goinfres, les ivrognes, les paresseux, les charlatans, etc.
- Les citoyens d’Abdère, de Sidon ou de Cymé dont on raille les travers (ne parlons pas de « têtes de Turc », nous sommes en Grèce…!).
A Rome, l’humour est souvent virulent, et même carrément vachard. Horace l’appelle « italum acetum », le vinaigre d’Italie (celui-ci devait être particulièrement corrosif). Les joutes oratoires sont un sport prisé, et se chargent de traits acérés, de grosses plaisanteries obscènes comme on en voit au théâtre, ou de satires appuyées, un genre où s’illustrent Horace et Juvénal. Le talent poético-satirique des épigrammes de Martial est spécifiquement romain. On est ici plus près du Canard enchaîné que du théâtre de boulevard: « Diaulus était médecin, le voici croque-mort. Pour lui, pas de grand changement, il avait de l’entraînement. » (X, 47). Ou « On ne peut pas dire d’Albin qu’il pue le vin de la veille, car ce roi de la bouteille boit toujours jusqu’au matin « (I, 28).
Le peuple se montre volontiers impertinent, et – discrètement sans doute – on brocarde même les plus puissants. Curion le père, dans un de ses discours, appelle Jules César – dont les attirances furent parfois ambigües – « le mari de toutes les femmes, et la femme de tous les maris », des mots qui courent aussitôt dans le peuple et plus encore chez les légionnaires. On s’exclamait aussi « Tiberius in Tiberim! » (Tibère, au Tibre!).
Même les noms des familles romaines dérivent souvent de surnoms caricaturaux: Claudius est le Boiteux, Plautus les Pieds plats, Paulus le Petit, Cicero le Pois Chiche etc.
Les méchancetés, gratuites ou non, circulent à toute vitesse. « Plutôt perdre un ami que manquer un bon mot », déclare Quintilien!
Autant dire que le sens de l’humour des empereurs s’en ressentait. Deux exemples suffiront: « Dans un splendide festin, Caligula se mit tout à coup à éclater de rire. Les consuls assis à ses côtés lui demandèrent avec prudence pourquoi il riait: « C’est que je songe », dit-il, « que, d’un signe de tête, je puis vous faire égorger tous deux. » (Suétone, Vie de Caligula, XXXII). Désopilant.
Quant à Domitien, il s’amusa un jour à inviter une dizaine de sénateurs dans une salle tendue de noir où se trouvaient un cercueil au nom de chaque convive. Ambiance garantie. Le lendemain, Domitien expliqua qu’il s’agissait d’une farce… Ouaif.
D’autres étaient moins vindicatifs et l’on prête des traits d’esprit notamment à Vespasien (« l’argent n’a pas d’odeur »): au moment de mourir, en un temps où les empereurs étaient divinisés à leur décès, il murmurait « je me sens devenir dieu ».
Auguste, qui savait être impitoyable, appréciait cependant la plaisanterie. On dit qu’il lutinait volontiers les servantes et, croisant un jour un jeune homme qui lui ressemblait de manière frappante, il lui demanda si sa mère avait servi au palais « Non, répondit le jeune homme, mais mon père, si! « . Le maître de Rome éclata de rire. Cicéron, dont les citations peuvent sembler bien sérieuses, était un joyeux drille, et sauva plusieurs de ses clients par des formules plaisantes bien placées dans ses plaidoiries. Après sa mort, ses esclaves réunirent une compilation de ses meilleures réparties, en plusieurs volumes.
Ainsi donc, l’humour fait partie des qualités d’un homme, et des historiens comme Diogène-Laërce, Plutarque, Tacite ou Suétone, en relatant la vie des plus grands hommes, ne manquent pas de citer leurs traits d’esprit, qui les décrivent tout autant que leurs actes. Et après tout, peut-être riait-on alors davantage qu’aujourd’hui…
Quelques bonnes lectures:
- Va te marrer chez les Grecs (Philogelos), par Arnaud Zucker, éditeur scientifique. Editions Mille et une Nuits, janvier 2008, 91 pages.
On connaît les comédies antiques d’Aristophane, le théâtre de Plaute, les épigrammes de Martial ou les satires d’Horace.
Les recueils d' »histoires drôles » ne sont pas une nouveauté. Ils ont existé dès la Grèce antique. On raconte que Philippe II de Macédoine lui-même (le père d’Alexandre le Grand) avait financé une compilation des meilleures blagues de l’époque. Bien d’autres notèrent les facéties des grands hommes de leur temps. Pourtant, le Philogelos (« l’ami du rire »), datant du 3e-4e siècle de notre ère est le seul recueil de « blagues antiques » qui nous soit parvenu. Il rassemble 265 histoires drôles, écrites en grec ancien bien que concernant largement le monde romain.
Même si certaines doivent être replacées dans leur contexte historique, ou semblent aujourd’hui inconvenantes ou absurdes, beaucoup restent étrangement actuelles, car somme toute, les recettes du comique n’ont pas tellement changé… Et les autres auront le mérite de révéler un visage inattendu et méconnu de l’Antiquité.
- Rire avec les Anciens, l’humour des Grecs et des Romains, par Danielle Jouanna, Editions Signets Belles Lettres, juin 2016 (282 pages).
- Qu’est-ce qui fait rire les Romains? Publié par La toge et le Glaive (Blogspot), novembre 2012.
- L’Humour dans la Littérature et dans l’Art de l’Ancienne Egypte, par B. Van De Walle, Nederlands Instituut voor het Nabije Oosten, Leiden, 1969.
Bon, allons-y pour quelques extraits du Philogelos…!
C’est un intellectuel qui manque de se noyer en essayant de nager. Il jure alors de ne plus mettre un pied dans l’eau avant de savoir nager correctement.
C’est un intellectuel qui veut vendre sa maison: il en détache une pierre et la montre aux gens pour qu’ils s’en fassent une idée.
Un misogyne se recueillait sur la tombe de sa femme disparue. Quelqu’un lui demandant « Qui repose? », il répondit « Moi, vu qu’elle n’est plus là! »
Un homme achète un esclave, qui meurt peu de temps après. Il retourne voir le marchand pour se plaindre : « L’esclave que tu m’as vendu hier, il est mort! ». Et le vendeur de s’écrier: « Eh bien ça alors! Quand il était chez moi, il ne m’a jamais fait ça! »
Un Abdéritain aperçoit un eunuque en grande discussion avec une femme. Il demande à son voisin s’il s’agit de son épouse. Comme l’autre lui fait remarquer qu’un eunuque ne peut pas avoir de femme, l’autre réfléchit un instant: « C’est peut-être sa fille, alors? »