Le 11 mai dernier, RTL intitulait son éditorial « Crise grecque: la sortie du tunnel demeure incertaine ». Il m’a semblé alors me rappeler que le premier tunnel avait été percé justement par des Grecs il y a plus de 2500 ans, et qu’ils s’en étaient fort bien sortis. Une idée… à creuser !
Tunnel, pourquoi ce mot anglais ?
Lorsque Marc Seguin (1786-1875) construit la seconde voie ferrée de France, de Saint-Etienne à Lyon, entre 1828 et 1833, il utilise ce mot anglais qui a été mis au goût du jour par le spectaculaire percement d’un passage sous la Tamise, à Londres, entre 1825 et 1843. Ce Marc Seguin, connu dans l’Histoire des techniques pour avoir inventé la chaudière tubulaire des locomotives et perfectionné les ponts suspendus, est aussi un petit-neveu des frères Montgolfier… L’innovation est-elle dans les gènes familiaux?
On aurait pu se passer du mot anglais, puisqu’il vient lui-même du français « tonnelle », une construction cylindrique ajourée (dans les jardins, ou un filet pour la pêche) dont la forme rappelle celle du tonneau – un mot d’origine gauloise, soit dit en passant, ce qui nous ramène à l’Antiquité. Mais soit, admettons qu’il est difficile de donner le nom de tonnelle ou souterrain à une construction étanche passant sous une rivière.
Et puis, ce n’est pas le seul mot français qui nous soit revenu d’Angleterre comme une balle de… tennis (du français « tenez »). Revenons à nos moutons.
Qui a inventé le tunnel ?
En tant que passage routier, le percement des collines n’était pas une priorité dans l’histoire humaine. Les premiers tunnels étaient destinés à amener l’eau dans les villes antiques, avec une discrétion qui constituait un atout considérable au cas où la ville se trouverait assiégée.
Plusieurs des plus anciens tunnels connus amenaient ainsi l’eau à Jérusalem depuis la source du Gihon, comme le « puits de Warren » comprenant des galeries horizontales ou inclinées et un puits de 14m de profondeur, datant du 9e ou 10e siècle av. J.C. – pour l’anecdote toujours, son découvreur, Charles Warren (1840-1927), fut plus tard chef de la police londonienne au temps de Jack l’éventreur.
Un autre tunnel a été construit à Jérusalem sous le règne du roi de Juda Ezéchias (peut-être même avant), afin de ravitailler la ville en eau sous la menace d’un siège par les armées assyriennes, qui eut effectivement lieu en 701 av. J.C. Mentionné dans la bible, ce tunnel a une longueur de 533 mètres. Cependant, dans les deux cas, les bâtisseurs semblent avoir plutôt suivi une faille existante ou un cours souterrain déjà présent dans la roche, ce qui explique le tracé étrange du tunnel d’Ezéchias.
Enfin, citons le canal dit « du bronze ancien », daté de 1800 av. J.C. qui assurait la même fonction, mais il s’agissait d’une tranchée couverte.
Si l’on considère que le mot « tunnel » porte avec lui la notion d’un percement calculé et planifié, on peut considérer que le premier vrai tunnel est celui réalisé par Eupalinos de Mégare, sur l’île de Samos.
Le tunnel d’Eupalinos, un prodige de l’ingénierie grecque
Au 6e siècle av. J.-C., l’ingénieur Eupalinos de Mégare perce un aqueduc souterrain afin d’alimenter en eau la capitale de Samos (aujourd’hui Pythagorion), avec la discrétion évoquée ci-dessus. La performance est immense: non seulement ce tunnel traverse la montagne sur une longueur de 1036 m dans un calcaire dur, mais son percement est entrepris comme de nos jours par deux équipes attaquant chacune une extrémité, pour se rejoindre en son milieu.
Il fallait qu’Eupalinos ait une belle confiance dans sa technologie pour oser un tel exploit, 200 ans avant qu’Euclide ne définisse ses règles de la géométrie, et 500 ans avant qu’Héron d’Alexandrie ne décrive une méthode et les instruments nécessaires. Car le percement devait être rigoureusement horizontal (ce que des goulottes d’eau peuvent encore vérifier), orienté correctement dans dans ce plan, et surtout que les tronçons se rejoignent car même parfaitement orientés, ils pouvaient être parallèles et (comme dira Euclide) ne jamais se rencontrer.
On peut penser qu’Eupalinos n’était en fait pas totalement rassuré sur ce point car, aux abords de la jonction, il fait zigzaguer les galeries et en élargit le diamètre afin d’augmenter les chances de succès. Des précautions d’ailleurs inutiles puisque l’erreur, mesurée récemment, était de 75 centimètres seulement. Fouillé à la fin du 19e siècle, l’ouvrage avait fonctionné pendant plus de mille ans, et Hérodote lui-même le classe parmi les plus grandes réalisations de la Grèce antique. Comment Eupalinos a-t-il pu réaliser un tel exploit? La question est encore discutée!
Quant aux tunnels routiers…
Remarquons simplement qu’en France, le premier vrai tunnel routier fut celui du Lioran, qui date de 1843… alors qu’en Italie, le tunnel du Furlo, sur la Via Flaminia, avait été réalisé sous Vespasien et terminé en 76 après J.-C.
L’exploit d’Eupalinos prend encore plus de relief si l’on considère le tunnel de 428m seulement que le Romain Nonius Datus fut chargé de percer à Saldae (aujourd’hui Bejaia, en Algérie), vers 150 de notre ère, soit plus de 500 ans plus tard. L’ingénieur établit les plans de l’aqueduc et quitta le chantier. Les deux équipes avancèrent vite, chacune de son côté, mais n’arrivèrent pas à se rejoindre. Il fallut rappeler Nonus Datus d’urgence pour corriger le tir. Il réussit heureusement à percer une galerie transversale pour réunir les deux galeries qui s’étaient croisées sans se rencontrer. Et pourtant, dans l’intervalle, la géométrie et les instruments avaient fait des progrès considérables !